Evaluation financière des marques : vers un référentiel international ?
Aboutissement de travaux menés par des professionnels d'horizons très divers pendant trois ans, l'ISO a publié une norme sur l'évaluation financière des marques : une clarification attendue concernant la démarche et les méthodes applicables pour mesurer la contribution économique des marques et, par conséquent, leur valeur financière.
par Edouard Chastenet** et Claire Boucherand*
Claire-Boucherand
Edouard Chastenet
Les marques représentent indéniablement l'une des principales sources de création de valeur pour les entreprises. Signe distinctif de leurs produits ou services, elles représentent un actif stratégique s'exprimant notamment au travers de la notoriété, d'associations (positives ou négatives) et de la fidélité de leurs clients. Si les responsables marketing et juridiques des marques maîtrisent bien les données nécessaires à leur valorisation et à leur protection, les directions financières ne disposaient pas, jusqu'à présent, de cadre méthodologique leur permettant d'intégrer ces paramètres dans leur analyse de la contribution économique des marques aux résultats générés par l'entreprise.
L'évaluation financière des marques apparaissant nécessaire dans de nombreux contextes (opérationnel, transactionnel, comptable et fiscal, notamment), certains professionnels (issus du marketing, du droit, de la fiscalité ou de la finance) ont exprimé le besoin de définir un référentiel commun. Fruit d'un travail collectif réalisé au niveau international, l'ISO a récemment publié un référentiel portant sur l'évaluation financière des marques. Même s'il s'impose plus particulièrement aux experts spécialisés, celui-ci s'adresse à l'ensemble des parties prenantes (internes ou externes à l'entreprise) susceptibles d'être impliquées ou concernées par l'évaluation de marques.
Le premier référentiel dédié à l'évaluation financière des marques
La norme ISO 10668 "Evaluation d'une marque - exigences pour l'évaluation monétaire d'une marque" trouve son origine dans les besoins croissants exprimés en matière d'évaluation de marques et d'homogénéisation des pratiques, notamment en ce qui concerne la sélection et la transparence des méthodes appliquées et des paramètres retenus. Publiée en septembre 2010, la norme a été homologuée en France par l'AFNOR en octobre 2010. Privilégiant la concertation, son élaboration a été confiée à des commissions nationales regroupant des professionnels issus d'horizons très divers (experts spécialisés, directeurs marketing, juristes et fiscalistes d'entreprises, conseils en propriété intellectuelle, experts comptables…). Cette norme résulte d'un processus initié en 2007, auquel ont collaboré la majeure partie des pays européens, mais aussi l'Australie, le Japon, la Corée et la Chine.
Son ambition est de proposer un référentiel commun aux évaluateurs et à tous ceux qui sont concernés par le résultat de leurs travaux. Première norme internationale exclusivement dédiée à l'évaluation des marques, celle-ci préconise une approche fondée sur l'analyse conjointe des paramètres financiers, marketing et juridiques nécessaires pour apprécier leur valeur financière. Cette approche multicritères permet à cette norme d'être applicable dans la plupart des contextes, qu'ils soient opérationnel, transactionnel, comptable ou encore fiscal.
Elle propose ainsi un cadre méthodologique complet, comprenant la définition des objectifs et des termes utiles pour l'évaluation, la description des approches et des méthodes applicables et les principales analyses, données et hypothèses nécessaires à la mise en oeuvre de ces méthodes. Dans une section plus spécifiquement dédiée aux experts, la norme décrit également les éléments qui doivent être contenus dans un rapport d'évaluation.
Les exigences requises pour l'évaluation d'une marque
Après un paragraphe introductif, la norme ISO propose une liste de termes et définitions permettant de mieux cerner les objectifs qui sont fixés. Elle définit en particulier la marque comme un "actif incorporel de nature mercatique (marketing) qui regroupe notamment les noms, les termes, les signes, les symboles, les logos, le design, ou une combinaison de ces éléments, dans le but d'identifier des biens, des services ou des entités, ou une combinaison de ceux-ci, en créant des images et associations qui les distinguent de façon qu'ils soient ancrés dans l'esprit des parties prenantes, générant ainsi des avantages économiques/de la valeur".
La norme précise en outre que "la valeur d'une marque doit représenter l'avantage économique généré par la marque au cours de sa durée de vie économique prévue". S'agissant d'une marque, elle prévoit que l'évaluation soit réalisée à partir de l'analyse conjointe de ses caractéristiques financières, mais aussi marketing et juridiques.
Plus généralement, la norme rappelle les exigences de base qui s'imposent à tout évaluateur : transparence, validité, fiabilité, exhaustivité, objectivité de l'expert, comme la nécessité de préciser dans quel contexte l'exercice d'évaluation est réalisé ainsi que la date d'évaluation.
L'intégration des dimensions marketing et juridiques de la marque
Préalablement à l'évaluation financière, la norme rappelle que la démarche doit intégrer les résultats d'un diagnostic global de la marque, avec un lien explicite entre ces résultats et les paramètres et hypothèses clés de l'évaluation. Sur le plan marketing ou opérationnel, la norme requiert en premier lieu que soient identifiés les leviers de création de valeur de la marque du point de vue de l'entreprise : par la reconnaissance et l'interconnexion des messages de communication, par la différenciation pertinente de ses produits ou services suscitant la préférence (ou permettant de maintenir des prix élevés), par la fidélisation des clients, … L'analyse de la force de la marque peut ensuite être réalisée à partir d'indicateurs tels que la notoriété, l'image, l'attitude ou la fidélité, avec un positionnement relatif par rapport aux marques concurrentes.
L'analyse de l'influence exercée par la marque dans la décision d'achat du consommateur, ou l'effet sur la demande, doit enfin permettre d'apprécier le poids de la marque dans la valeur totale de l'entreprise (variable selon son secteur d'activité ou dépendant de sa contribution relative par rapport aux autres actifs stratégiques mis en oeuvre, tels que ses brevets ou son capital humain).
Sur le plan juridique, les paramètres clés à analyser concernent la protection et les droits juridiques liés la marque. La norme identifie enfin plusieurs paramètres juridiques susceptibles d'affecter positivement ou négativement sa valeur, parmi lesquels figurent l'aspect distinctif, le champ d'application (territorialité, classe de produits ou services), ou encore la capacité ou la volonté du propriétaire d'exercer ses droits.
Les approches et les méthodes applicables pour évaluer une marque
Conformément aux principes qui s'appliquent à l'évaluation financière de tout actif incorporel, la norme rappelle les trois approches possibles pour évaluer une marque :
• L'approche par les revenus (1) consiste à déterminer puis actualiser les avantages économiques attendus de l'exploitation de la marque sur sa durée de vie économique résiduelle ;
• L'approche par le marché (2) nécessite l'identification de transactions portant sur des marques réellement comparables et dont le prix a été rendu public. La norme rappelle que les transactions portant sur des marques en tant qu'actifs isolés sont peu fréquentes, limitant fortement la mise en oeuvre de cette approche ;
• L'approche par les coûts (3) fait référence aux coûts engagés pour la création de la marque ou à ceux qui devraient l'être pour son remplacement ou sa reproduction. La norme préconise que cette approche ne soit mise en oeuvre que par défaut et seulement si l'on dispose de données fiables pour estimer ces coûts (ou encore pour analyser la cohérence des valeurs obtenues au moyen des autres approches).
Conformément à ce qui peut être observé dans la pratique, la norme privilégie toutefois l'approche par les revenus : "en général, la valeur monétaire doit être calculée par référence aux flux de trésorerie". Plus précisément, ces flux "doivent correspondre aux flux de trésorerie raisonnablement attribuables à la marque".
La norme, qui devient alors plus technique, décrit six méthodes susceptibles d'être appliquées pour déterminer ces flux. Pour les synthétiser, il est possible de les regrouper en trois grandes catégories :
• Les méthodes fondées sur les primes de prix (1) ou de volume (2) observées font référence au différentiel de prix ou de volume dont peut bénéficier l'entreprise sur les produits ou services qu'elle commercialise sous sa marque par rapport à des produits ou services génériques comparables, c'est-à-dire sans marque, sous réserve qu'il soit possible d'en identifier. La norme préconise d'analyser conjointement ces deux avantages économiques tout en s'assurant que les coûts ou frais supplémentaires (pour promouvoir ou protéger la marque) sont bien pris en compte et que d'autres facteurs non liés à la marque ne viennent pas expliquer les différentiels observés (telles que les caractéristiques ou la qualité des produits et services) ;
- Les méthodes fondées sur les revenus, les surprofits ou les flux, consistent à estimer la part des résultats réalisés par l'entreprise susceptible d'être attribuée à sa marque (une fois déduits les coûts de ses actifs corporels et de son besoin en fonds de roulement). La norme décrit trois approches permettant d'apprécier cette part : le partage des revenus (3), les surprofits économiques (4) et les flux de trésorerie incrémentaux (5), faisant appel à des analyses économiques et des techniques financières spécifiques (clés de répartition des revenus, coût des autres actifs incorporels stratégiques de l'entreprise, supplément de revenus et coûts réduits liés à la marque) ;
- La méthode des redevances (6) fait référence aux données disponibles concernant des accords de licence portant sur des marques comparables. Dans ce cas, les revenus attribuables à la marque correspondent aux redevances économisées grâce à la propriété de la marque (ou qui seraient susceptibles d'être facturées dans une négociation conclues entre parties indépendantes). La mise en oeuvre de la méthode suppose ainsi qu'il soit possible d'identifier des contrats de licences, portant sur des marques ayant les mêmes caractéristiques, avec une répartition cohérente des revenus et des charges entre le concédant et le licencié (et dont les taux de redevances ont été rendus publics).
Concernant le taux d'actualisation qui est utilisé pour déterminer la valeur actuelle des flux de revenus attribuables à la marque, la norme préconise de le déterminer par référence au coût moyen pondéré du capital (CMPC) de l'entreprise qui l'exploite (soit le taux de rendement exigé sur les fonds investis par ses actionnaires et ses établissements de crédit). Une prime de risque spécifique complémentaire peut être retenue dans le cas où certains risques n'auraient pas été pris en compte dans la projection des flux de trésorerie ou dans la durée de vie économique de la marque. La norme indique que cette dernière doit être appréciée par référence à la tendance générale observée dans son secteur d'activité, précisant qu'elle peut être indéfinie. Pour chacune des approches et méthodes d'évaluation décrites précédemment, la norme rappelle quels sont les liens susceptibles d'être établis entre les résultats des analyses marketing et juridiques et la définition de certains des paramètres clés de l'évaluation.
L'apport et les perspectives de la norme
Le lien préconisé par la norme entre les paramètres marketing et l'approche par les flux de revenus apporte une véritable dimension opérationnelle aux processus d'évaluation en posant les questions suivantes : quel est l'impact de la marque du point de vue des parties prenantes (s'exprimant en termes de notoriété, d'image ou de fidélité) ? ; par quels mécanismes cet impact se répercute-t-il sous la forme d'avantages économiques pour l'entreprise (s'exprimant en termes de contribution directe - prime de prix ou volume / réduction des coûts, ou relative par rapport à ses autres actifs stratégiques) ? ; s'ajoutent à ces critères la référence essentielle aux pratiques du marché (en ce qui concerne les taux de redevance observés) et la prise en compte indispensable des aspects concernant la protection et les droits juridiques liés à la marque.
La norme ISO 10668 1 sur l'évaluation monétaire des marques, qui fera sans doute l'objet de révisions ultérieures au fur et à mesure de sa diffusion, a pour ambition de devenir un référentiel méthodologique contribuant à homogénéiser les pratiques des experts et rendre leur démarche plus accessible aux entreprises. En insistant sur l'analyse des mécanismes de création de valeur dans les relations que la marque contribue à établir entre l'entreprise et ses différentes parties prenantes, elle incitera sans doute les managers à mesurer la performance globale de leur capital marque (relationnelle, opérationnelle et financière). Audelà de l'intérêt stratégique de cette analyse, préconisée par la norme, celle-ci constitue une véritable opportunité à faire travailler ensemble responsables marketing, juridiques et financiers, dont les expertises doivent nécessairement être associées pour apprécier pleinement la valeur d'une marque.
Notes
* Expert en évaluation de marques chez Ernst & Young Transaction Advisory Services, membre de l'A3e
** Expert en évaluation de marques chez Ernst & Young Transaction Advisory Services, Professeur Associé à l'IAE de Lyon, membre de la SFAF et de l'A3e.
(1) La norme ISO 10668 est disponible en ligne sur les sites de l'International Standard Organisation (www.iso.org) et de l'Association Française de Normalisation (www. afnor.org).
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Valorisation des marques
- Olivier Kahn
- Blog
L’expert-comptable peut se référer à des normes internationales sur l’évaluation notamment la norme ISO 10668 spécifiquement liée à l’évaluation des marques.
Il pourra consulter utilement la norme IVS 210 Immobilisations incorporelles publiée par l’International Valuation Standard Council (IVSC).
Si cela s’avère nécessaire, le professionnel pourra s’inspirer du règlement général de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) relatif aux expertises indépendantes (article 262-1). Différentes approches de valorisation sont proposées ci-après afin de préciser leur méthodologie d’utilisation, leurs limites et les points de vigilance de l’évaluateur à qui il appartient de faire le choix des méthodes pertinentes, selon le contexte. Il faut souligner ici les risques de l’approche comptable et financière de la marque qui peuvent conduire à :
- privilégier de manière excessive les méthodes de rentabilité puisque, telle que présentée par les normes, la marque est une source d’avantages économiques futurs. Or, ces approches ne conviennent pas aux marques que l’on peut « reproduire ». Pourquoi payer une marque sur la base de la valeur actuelle nette (VAN) de ses résultats futurs s’il est moins coûteux de lancer une nouvelle marque ?
- privilégier de manière excessive la méthode des redevances en raison de son apparente simplicité, car cette approche est très sensible au choix du taux de redevance et il est souvent difficile de trouver des références permettant de justifier un taux à retenir.
Analyse de la stratégie de la marque
- Olivier Kahn
- Blog
Une analyse stratégique de la marque doit être réalisée pour mesurer sa cohérence par rapport à la stratégie de l’entreprise et évaluer les forces et faiblesses de la marque.
Cette analyse peut porter sur la marque elle-même (son historique, les valeurs véhiculées, etc.), le marché dans lequel elle évolue (circuits de distribution, marketing, etc.), la clientèle à laquelle elle s’adresse, son management.
Pour ce faire, il existe bien sûr des méthodes de scoring mais une appréciation éclairée de l’expert-comptable est ici préconisée.
Cette analyse a notamment pour but :
- d’isoler les revenus attribuables à la marque (chiffre d’affaires, coûts liés à l’exploitation de la marque) et de procéder aux éventuels retraitements nécessaires ;
- d’apprécier la pertinence du plan d’affaires (performances historiques, perspectives sectorielles, développements envisagés, investissements envisagés, etc.).
Ces analyses font ressortir les critères les plus significatifs en fonction du contexte de l’évaluation.